samedi 30 septembre 2023

Sonnets sertis. L'écho du souvenir

Je me souviens de tout, des joies et des discordes
Du café, de la Place, du beau et du hideux.

Les feux de mai donnaient des reflets couleur cuivre
À tes cheveux bouclés, bel ami, bel amant ;
Comme les fleurs, l’amour se flétrit sous le givre
Des matins de septembre, aux frissons l’endormant.

Tant d’hommes ont écrit de romantiques livres,
Parlant abondamment de défunts sentiments,
Qui, mystérieusement, aux froids n’ont pu survivre ;
D’abdiquer, les regrets restent leur châtiment.

Comme l’Empire a chu, sur les rives du Tibre,
Par lâcheté l’amour, esclave, se soumet
À ses anciens penchants, sans vouloir rester libre.

Prévoyance, en ton nom, un tel crime on commet !
Car de l'ardeur d’antan, que reste-t-il qui vibre,
Sinon l’amer regret d’un lointain mois de mai ?

Je passe assez souvent en ce lieu où se tordent
Les souvenirs laissés, pauvre amant galvaudeux.

Le baiser © Félicien Rops

Sonnets sertis. Place de la Concorde

Te souviens-tu du jour où nous buvions tous deux
Une verre à ce café, place de la Concorde ?

Paris, le beau Paris, a vu bien des amants,
Comme nous attablés, du grisant printemps ivres,
Car mai leur inspire de fragiles serments,
Dont si peu au printemps ont hélas pu survivre.

On ignore que mai fera battre ardemment
D’un puissant feu vernal dont rien ne nous délivre ;
De cet amour charmant on se montre gourmand,
Et son regret, toujours, s’en viendra nous poursuivre.

Y penses-tu parfois, dans ta vie désormais,
À ces instants bénis où de jeunes cœurs vibrent
Tous deux à l’unisson, dans la douceur de mai.

Souviens-toi de ce temps, où nous vivions si libres,
Mais, il est tant d’erreurs que fin août on commet,
Perdant à tout jamais un parfait équilibre.

Je ne vais jamais voir, d’un pas presqu’hasardeux,
Ce café : le destin d'autre chance n'accorde.

Place de la Concorde © d'après Eliseu Meifrèn

Sonnets sertis. Boire un si bel amour dans des yeux éclairés

Si ce n’est pas le filtre, alors quel est ce charme
Allumant cette flamme, instillant la passion ?

Et si ce philtre bu n’avait rien de magique,
Placebo révélant le secret de nos cœurs,
Si la porte ouverte, sans aucune logique,
Nous soyons tourmentés par un sorcier moqueur ?

Souvent, ce fichu philtre, est plutôt maléfique,
S’il agit sur un seul, en mauvaise liqueur,
Sans commune passion, sans effet mirifique,
Nous laissant, seulement, mille chagrins vainqueurs.

Parfois, sans même un philtre ingéré qui agisse
Les yeux brillent d’un feu qu’on ne peut tempérer ;
Voudrait-on qu’un instant la flamme s’assagisse ?

Boire un si bel amour dans des yeux éclairés,
Deux astres passionnés et des joues qui rougissent,
En aucun cas ne doit se trouver modéré.

Sans philtre et sans filtre, ce regard nous désarme,
Offrant la plus exquise et forte sensation.
Tristan et Iseult © Gaston Bussière

vendredi 29 septembre 2023

Sonnets sertis. Des trésors du passé...

Des trésors du passé, toujours il en est un,
Éveillant un moment qu’on estime sublime.

Tel un vieil antiquaire, on scrute sans arrêt
Ce fragment de jeunesse, un jade vert qu’éclaire
Un vieil élan du cœur, brillant dès qu’il paraît,
Ce jour étant le jour qui a l’heur de nous plaire.

Une flamme étouffée soudain se déclarait
Et irradiait l’instant d’un feu quasi stellaire ;
Vers les nues étoilées, échappant au marais,
Nous naviguions au cœur du système solaire.

On ignore à l’instant qu’il s’agit d’un sommet,
Et bien plus qu’un sommet, c’est même l’apogée,
Le suprême ornement qu’on ne revit jamais.

Cette joie d’un beau jour est bien vite abrogée
Par le laid quotidien qui, sans remords, commet
Le déclin d’une extase, au cours des ans rongée.

Astre luminescent, à tout jamais éteint,
Te voyant, ma mémoire, aussitôt te ranime.

Des trésors du passé © d'après Ulpiano Checa

Sonnets sertis. La vie est un théâtre

La vie met en scène l’humaine comédie
D’un destin qui se joue, sans baisser de rideau.

Dès que j’en eus conscience, j’ai sitôt fait le pitre,
Car tout n’est qu’une farce : on sort côté jardin,
Revenant côté cour, sans jamais au chapitre
Avoir voix, mais donnant de bons coups de gourdin.

Soyez donc le bouffon, valet ou bien bélître,
Le soleil qui paraît, irradiant nos matins,
Toujours intervenant et jouant les arbitres,
Qui sème la folie dans un vain baratin.

Des tragédiens bouffis, la tête couronnée
D’un insigne en plastoc, se prennent au sérieux,
Lâchant des tirades, trop souvent erronées.

C’est là que j’interviens, en Scapin mystérieux,
Moquant la suffisance, et mes leçons données
Laissent ces roitelets, indignés et furieux.

D’un futile sérieux, la vie est enlaidie
Et ces mots goguenards bafouent ces coquardeaux.

La vie est un théâtre © d'après German Alvarez Algeciras

Sonnets sertis. Si nous étions ailleurs

Parfois, bien qu’étant libres, nous nous sentons otages
D’une vie non choisie et de chaînes couverts.

Qu’y avait-il, là-bas, au bout des flots immenses,
Plus loin que l’illusion du trait de l’horizon ?
Rester s’avère aisé, mais l’âme en transhumance
Rêve toujours d’ailleurs, de fuir notre prison.

Toujours il faut choisir et un choix en dormance,
Bourgeon saisi de froid, reste un puissant poison ;
« Et si… ? » questionnons-nous, bâtissant la romance
D’un ailleurs mieux qu’ici : des questions à foison !

Si nous étions partis, par-delà cette ligne,
Où l’imaginaire peint des destins meilleurs :
Ces songes nous rongeant sont nos affres malignes.

Que de destins, là-bas, créent un sublime ailleurs,
Changeant à volonté, mieux qu’une vie indigne,
Or des fous aveuglant les mauvais orpailleurs.

Si nous étions allés, hors de notre ermitage,
Dans ce choix nous verrions d'autres fâcheux travers.

Si nous étions ailleurs © d'après Edmund Blair Leighton

jeudi 28 septembre 2023

Sonnets sertis. La Vérité esclave

La Vérité esclave est vendue à l’encan,
Et on l’a mise nue, afin de mieux la vendre.

Une esclave enchaînée aux désirs d’un guerrier
Qui nous abrutira de sa mythomanie ;
Si la parole, un jour, d’un coup vous libériez,
Cette Vérité nue vaincrait sa tyrannie.

Enchaînée, son discours se trouvait contrarié,
Esclave d’un pouvoir, depuis des décennies ;
Libérée de ses fers, sa parole a varié,
N’ayant plus à traiter un cinglé en génie.

Même en démocratie, on lui tordra le cou,
Quelquefois, en fonction d’une haute exigence,
En remplaçant la chaîne, en ce cas, en licou.

Tout pouvoir craint ainsi la soudaine émergence
De vérités nuisant à l’union, tout d’un coup,
Et menant l’opinion à la folle vengeance.

Vérité enchaînée, tu te libères quand
Une élite voudra ta pure voix entendre.

La Vérité esclave © José-Jimenez Aranda

Sonnets sertis. Barde aux lauriers flétris

Quand la rime fuira ma plume d’oie usée,
Sans charme, ma harpe jouera d’amers accords.

Mes lauriers tout flétris, sur mes tempes neigeuses,
Envieront un barde, célébré car nouveau ;
Sans vouloir, il m’aura, la mine avantageuse,
Éloigné des regards, recueillant les bravos.

On me verra assis, la figure ombrageuse,
Écarté comme moi j’ai chassé mes rivaux ;
Alors, l’hiver viendra, sous des nues orageuses,
M’apprendre les frissons du ténébreux caveau.

Il sera mon passé, fleur à peine naissante,
Et moi, son laid futur, vieil arbre décati :
Au barde, la fraîcheur est injure blessante.

Pour qu’un glorieux renom soit fermement bâti,
Il faut à son ouvrage, une ardeur incessante,
Car de la moindre erreur, un grand renom pâtit.

Au faîte de sa gloire, si l’on entre au Musée,
C'est que fuit le prestige, à grands cris et à cor.

Barde aux lauriers flétris © d'après Edmund Blair Leighton

Sonnets sertis. Dans le jardin d'hiver

Dans le jardin d’hiver, elle lisait un livre
Et les mots échappaient à son entendement.

Le roman évoquait un rivage exotique
La faisant frissonner ainsi qu’un vent hiémal ;
L’automne agonisant, brumeux et chaotique,
N’avait rien d’un l’hiver au frimas extrémal.

Mais, sans manquer de rien, sans chagrin véridique,
Quand tout semble aller bien, on peut se sentir mal ;
Ces frissons n’étaient dus à aucun vent nordique :
Pourtant on est saisi d’un vide fantômal.

Lointaines des forêts aux langueurs inconnues,
Ses chétives plantes, protégées des tourments,
N’ont nulle exubérance et demeurent menues.

Sans verve, tel un rêve, en son esprit germant,
Dans l’insatiable espoir d’atteindre un jour les nues,
L’aile brisée l’exclut, la page refermant.

De ce rêve, pourtant, son cœur vif était ivre,
Et elle s'endormit en tenant son roman.
Dans le jardin d'hiver © d'après Raimundo Madrazo

lundi 25 septembre 2023

Sonnets sertis. Quand vient sur nous la nuit

De nos futurs radieux, d’emblée faisons le deuil,
Car le vent a tourné et les destinées changent.

Pour que notre horizon soudain soit obscurci,
Il faut parfois si peu, juste une peccadille ;
Un voile enténébrant un cœur très endurci
Peut figer le progrès, pour de simples broutilles.

Chacun croit raisonner ce cœur sombre à merci,
Qu’il suffit de planter deux ou trois banderilles,
Puis de hausser le ton et froncer les sourcils,
Pour changer en agneau un farouche gorille.

Les jours et les semaines, passent avec les mois,
Et même deux années, sans que ce cœur ne change ;
L’amertume fait place à l’initial émoi.

L’équilibre du monde en nul cas ne s’arrange,
Car ce cœur s’assombrit d’un haïssable moi,
Dont les raisons restent absconses et étranges.

Pour ce cœur sombre aucun châtiment à l’orgueil,
Car, assoiffé de sang, il lance ses phalanges.

Quand sur nous vient la nuit © John William Waterhouse

Sonnets sertis. Moulin de la Galette

Pour l’étranger, Paris n’est que grâce et délice,
Expressément s’il vient d’un pays pudibond.

Une femme sur cinq lui offrira ses charmes,
Contre rétribution : ce don n’est pas gratuit ;
La cocotte évitez ! Si leur beauté désarme,
Fatalement la ruine, à pas feutrés, les suit.

Loin des bruyants bouis-bouis, où tout n’est que vacarme,
Trouvez quelque modèle, par un hasard fortuit,
Payée un franc six sous, car contre elle s’acharne
Le destin : vous serez un phare dans la nuit.

Errez jusqu’au Moulin, - celui de la Galette -,
Un bal public ouvert par un réel meunier
Où les peintres traînent leur nouvelle palette.

Si en ce lieu vivant vos guêtres vous meniez,
Vous trouverez, sans doute, une muse seulette
Accorte vous suivant, sans tarir vos deniers.

Sans vous mettre au supplice, elle sera complice
Des plaisirs, à l'aube vous laissant moribond.

Le moulin de la Galette © d'après Santiago Rusinol

Sonnets sertis. Presque tout m'indiffère...

De ce qu’on dit de moi, amplement je me fiche :
Replète odalisque, je bouquine en fumant.

Par moment, je rêvasse et ainsi le temps passe,
Ma pensée parcourant mille sujets divers,
Telle une comète naviguant dans l’espace,
Sans résultat probant : si vaste est l’Univers !

Presque tout m’indiffère et nul mot ne m’agace,
Rompue aux reproches mandés à mots couverts ;
L’opinion générale est un tracas fugace,
Se piquant d’autres proies et de nouveaux travers.

Quand s’éloigne l’essaim de ces mouches futiles,
Je reprends ma lecture et je fume à l’envi ;
Sitôt, autour de moi, d'or, ma chambre rutile.

S’évader de ce monde, sentir son corps ravi
Au modèle pesant et aux regards hostiles,
Me permettra de voir mes loisirs assouvis.

Souvent sur le cendar, trépasse ma cibiche,
Quand vraiment je dévore un bouquin goulûment.

La chambre bleue © Suzanne Valadon

Et trouve-moi plus belle encore que les princesses Dormant dans leur chambre d'or
(Anne Sylvestre)

samedi 23 septembre 2023

Sonnets sertis. Une muse obsédante

Le peintre avait vécu, profitant des plaisirs
Près de quarante années, quand il croisa sa muse.

Elle avait dix-huit ans, un regard pénétrant ;
Ses yeux étaient de braise, en Circé catalane,
Ou brillants d’allégresse, ou bien récalcitrants :
Mille femmes en une et un peintre se damne.

Vivre avec sa muse, chaque aube célébrant
Et offrant ses printemps dans une joie profane,
Réchauffe les étés aux yeux s’enténébrant
Qui sur sa douce peau d’ultimes bonheurs glanent.

Que nue elle ait posé ou nonne à San Benet,
Fatale Cléopâtre ou bien en grande dame,
À chaque fois sa muse, un bon rôle tenait.

Sa famille disait « Attention, tu t’enflammes ! »,
Car jamais la muse, dans l'art, ne devenait
Plus qu'une maîtresse, légalement sa femme.

Parfois les sentiments, au-delà du désir,
D'un Cupidon zélé sont la secrète ruse.

Une muse obsédante © Mapomme
d'après Ramon Casas et sa muse Julia Peraire

Sonnets sertis. S'évader du présent

Autour d’elle, tout est rumeur et frénésie :
Aussi, dans son salon, lisait-elle un roman.

Que s’estompent les murs, les quartiers de la ville,
La région, le pays et tout le continent,
Que s’abolisse, enfin, la réalité vile,
Et fasse place nette aux ailleurs fascinants,

Qu’un héros se refuse à une paix civile,
Car un despote impose un pouvoir dominant
Et tient tout son monde en condition servile,
Est, pour bien des lecteurs, un rêve lancinant.

Une journée se passe, tout juste entrecoupée
De repas sur le pouce, pour apaiser la faim,
Et d’utiles tâches qui seront regroupées,

Puis, voilà qu’on peut lire approchant de la fin.
Ah ! que serait la vie sans belles échappées,
Au final exhalant du danger le parfum ?

Elle s’offrait souvent des pages d’amnésie,
Fuyant le quotidien maussade et assommant.

S'évader du présent © d'après Félix Valloton

Sonnets sertis. Calme et déterminée

À Julie Manet, fille de Berthe Morisot

Vous me voyez songeuse et, parfois même, absente :
Vous n’imaginez pas ma détermination.

Ma douce enfance fut une page enchantée,
Où je voyais des arts les sommités d'antan,
D'une époque à nulle autre ainsi apparentée,
Mallarmé en bateau, Renoir pique-niquant.

À ce temps succéda une ère tourmentée :
Le bonheur est fragrance trop vite s’éventant
Et, jeune orpheline, j’étais désorientée,
Puis, le poète agit, en tuteur s’impliquant.

Se perdent tant d’amis, en graves polémiques :
Et Renoir, comme moi, demeurions impartiaux,
Puis l’art nouveau paraît qui les anciens critique.

Alors, j’ai engagé de longs combats cruciaux,
Faisant redécouvrir un âge fantastique
Et de l’art moderne les peintres initiaux.

N’attendez pas que, veule, à l’oubli je consente,
Car, pour l'artiste, il n'est de pire damnation.

Julie songeuse © Berthe Morisot et Auguste Renoir

vendredi 22 septembre 2023

Sonnets sertis. Avant d'aller dîner

Certains soirs, je voudrais demeurer sans sortir,
Et me blottir chez moi, car d’humeur trop farouche.

Miroir, ô mon miroir, est-il une raison
Pour me donner envie d’ainsi garder la chambre ?
Cette humeur peut venir en toutes les saisons
Lors d’un beau soir de mai ou aux froids de décembre.

Je vais voir des amis, mais quitter ma maison,
Me semble inopportun, sur moi jetant une ombre ;
D’aller en vadrouille, j'ai peu d’inclinaison,
Et de mille motifs mon opinion s’encombre.

Je me poudre le nez, je cherche un vêtement,
Je m’inquiète du ciel, d’un possible déluge,
Et je sais que je mens fort maladroitement.

Je ne crois pas moi-même à ces vains subterfuges
Et il faut y aller, car tout retardement
Ne pourra me garder en mon douillet refuge.

Or, les amis sauront mon ennui divertir
Et, à peine arrivée, je ris à pleine bouche.

Femme avec un poudrier © Félix Valloton

Sonnets sertis. Du travail et du pain !

C’est un refrain connu qui, dans les temps de crise,
Par la foule est clamé : « Du travail et du pain ! ».

Bien des cités-états et de puissants empires
Sont tombés aussitôt que leurs sujets ont faim ;
Voulant trop le meilleur, on déclenche le pire,
Et sous de lourds travaux que de règnes défunts !

Même un roi éclairé ne saurait pas prédire
La colère grondant et les brusques desseins
D’un peuple qui soudain laisse éclater son ire,
Car on oublie qu’il veut du travail et du pain.

Qui donc accepterait que de tout on le prive,
Consentant, à crever, sans même dire un mot ;
C’est ainsi que les gens en ce monde survivent.

La famine, ici-bas, est le pire des maux
Et l’oublier fait que des violences arrivent,
Voyant choir d’un seul coup les moindres tyranneaux !

Si on affame un peuple, il sent qu’on le méprise,
Et le puissant connaît avatars et pépins.

Manifestation © Antonio Berni

jeudi 21 septembre 2023

Sonnets sertis. Dans les vapeurs du bal

Le bal était sublime et le champagne exquis :
Sur le canapé vert, elle était affalée.

Sa soirée comptait bien près de seize danseurs 
Et son carnet de bal était rempli d’avance ;
Que de jeunes messieurs, des valses connaisseurs,
Avec lesquels elle eut parfaite connivence.

Le champagne était frais et le bal enchanteur,
Si bien qu’elle avait bu un verre à chaque danse ;
Elle s’était sentie comme en apesanteur
Mais ce fut, au final, sans grandes conséquences.

S'était-elle au boudoir, mollement laissée choir
Sur le divin divan et, totalement lasse,
Assoupie en voulant simplement s’y asseoir ?

Dormir tout habillée est un manque de classe !
La chose s’avéra simple comme bonsoir,
Et l’aube la verrait à cette même place.

Quelqu’un l’avait aidée, sans vraiment savoir qui,
Puis l'ombre l'embrassa et s'en était allée.

Dans les vapeurs du bal © Mapomme, d'après Ramon Casas

Sonnets sertis. Un songe printanier

Trop souvent l’aube emporte avec elle nos songes
Et nous demeurons d’eux, privés et orphelins.

Nous sentons que ce rêve était vraiment sublime,
Tel un conte de fée à l’âme murmuré ;
Mais l’onirique instant trop rarement imprime
Sa trace et, dans l’oubli, reste à jamais muré.

Parfois, il laissera quelques confuses bribes,
Mais, d’elles, rien de clair ne se peut augurer ;
Ça nous paraît absurde et il faudrait un scribe
Savant qui sache, en or, ce flou transfigurer.

C’est une femme-fleur, en cette nuit éclose,
Mi-danseuse et mi-fée, qui s’ouvre au jour qui naît ;
Les devins apprentis sur ces souvenirs glosent

Et leur charabia est roupie de sansonnet.
Si une femme naît et se métamorphose
En fleur, il se pourrait qu’il l’ait lu garçonnet.

Les enfants sont souvent de vivantes éponges
Qui croient alors aux fées, à l'enchanteur Merlin.

Un songe printanier © Mapomme
D'après une photo d'Howard Schatz

Sonnets sertis. Où puiser le courage ?

Certains jours, épuisé, je n’ai plus goût à rien
Et je dois, au matin, m’y résoudre par force.

Est-il en quelque lieu, un fleuve, un profond puits,
Ou bien la fontaine d’éternelle jouvence ?
Jadis, j’ai vu le Nil et je songe depuis
Aux femmes puisant l’eau, sitôt que l’aube avance.

Je cherche en moi la force et la trouver ne puis,
Car elle a disparu à la fin de l’enfance ;
Trépassent nos parents, nos plus fermes appuis,
Et nos amis aussi, nous laissant sans défense.

Où puiser le courage effaçant le dégoût
Du jour qui se profile et d’un monde en folie ?
Quel mentor le pourrait, par son savant bagou ?

Quelle onde a un pouvoir sur la mélancolie,
Car j’en boirais, sans soif, dès l’aurore un bon coup,
Afin de voir cette ombre à jamais abolie ?

Que cette eau régénère un sang épicurien,
Assignant au dégoût le plus formel divorce !

Femmes au bord du Nil © Emile Bernard

mercredi 20 septembre 2023

Sonnets sertis. Gare aux marchands du temple !

Peut-on vivre d’un art, sans plier aux caprices
De ceux qui vous font vivre et se prostituer,

Complaisant au public ? La putain est plus digne,
Ne cédant qu'un instant non l'esprit mais le corps,
Quand l’artiste, dans l’ombre, un maudit pacte signe,
Vendant son âme au diable, en donnant son accord.

Mais la plume, en signant, sa fierté égratigne,
Récoltant juste un brin de la poussière d’or,
Car le profit ne va qu’au marchand qui l’esbigne,
Le voulant famélique afin qu’il cède encor.

« Tirez-moi des portraits, peignez-moi des marines,
Écrivez un polar, faites-moi un Godard ! »
Suggère le marchand, qui toujours l’enfarine.

N’attendons pas de lui qu’un jour il parle d’art :
Parlez-lui plutôt d’or, sinon dans les narines
Il viendra vous souffler le plus froid des blizzards.

Se vendre pour si peu laisse des cicatrices :
C'est n'avoir que la honte et s'y habituer.

Peut-on vivre d'un art ? © Auguste Oleffe

Sonnets sertis. Les feux de la raison à perte d'horizons

Quand la cage est dorée, de soierie constellée,
Ne serait-elle pas un semblant de prison ?

À la voir ainsi peinte, avec sa maure esclave,
Elle offre à nos regards l’image d’un sultan ;
Dans nos étroits esprits, qu’un préjugé entrave,
L’esclave a une esclave : postulat insultant.

Mais de Nazli Fazil qu’est-ce que les hommes savent ?
Elle tient un salon, semble-t-il exaltant
Un islam modéré, qui les interdits bravent,
Car chaque foi s’accorde aux progrès de son temps.

Méfions-nous des tableaux, où l’orgiaque odalisque
Vient enflammer l’esprit de nos propres désirs,
Qui, au délire outré, inconsciemment se risque.

La femme esclave offerte aux masculins plaisirs
Est un fantasme issu d’orientalistes fresques :
J’aurais aimé l’entendre au piano à loisir

Jouer et voir son âme au monde révélée,
Sachant qu'un savoir brille à perte d'horizons

La princesse Nazli Fazil © Elisabeth Jerichau Baumann

Sonnets sertis. Rire du temps qui passe

Il y a cinq siècles, nous riions, sur un banc,
Des jeunes et du temps qui passaient, éphémères.

Aujourd’hui, voyez-nous, toujours aussi moqueurs,
En momies dévorées au sein des catacombes,
Macabre exposition visitée tout au cœur
D’un couvent, à Palerme, à défaut d’une tombe.

Passent et trépassent ceux que le temps vainqueur
Offre à la Camarde et qui, sous sa faux, succombent ;
Sous la terre grasse, finies joies et rancœurs,
La terreur d’une guerre et de ses hécatombes !

Ainsi, nous trois assis n’avons ni chaud, ni froid,
Pas plus que soif ou faim, et tout emplis de vie,
Voyons des visiteurs, pris de rire et d’effroi,

Dont le sang chaud rosit leur figure ravie
D’entendre battre un coeur, en nous matant tous trois :
Leur chair sera pourtant par la mort asservie !

Bientôt, dans les flammes des Enfers regimbant,
En cortège ils iront, jalousant trois compères.

Rire du temps qui passe © Laurits Andersen Ring

lundi 18 septembre 2023

Sonnets sertis. La baie du dernier pleur

C’est une baie splendide et cependant bien triste
Pour ceux qui embarquaient pour ne plus revenir.

Tel Boabdil, jadis, ayant perdu Grenade,
Nombre de passagers, en s’arrachant au port,
En silence ont pleuré, tel un enfant malade,
Laissant tout un passé et, en terre, des morts.

Je comprends cette peine, l’incurable saudade,
Hantant tous ceux frappés par un tragique sort ;
Il est de grands chagrins qui portent l’estocade
Et qui laissent vivant, mais privé de ressort.

Pour ma part, jeune enfant, effrayé par la guerre,
Dans le climat pesant, un peu plus chaque jour,
J’ai quitté cet endroit, qui me plaisait naguère,

Le cœur plutôt léger, pour un serein séjour.
Lorsque la vie devient à ce point-là précaire,
Nous faut-il accepter un péril aussi lourd ?

On peut pleurer un lieu et, l’esprit empiriste,
Sentir qu'en ce contexte, on ne pourra tenir.

La baie d'Alger © Albert Marquet

Sonnets sertis. La sieste sous la treille

Ô quel bonheur, ma soeur, de dormir sous la treille,
Après un bon repas, dans l’ombre du jardin.

Quand, de nos corps, l’ardeur se sera envolée,
Trop léger, le sommeil ne fera plus sa nuit
Et nous regretterons ces siestes isolées,
Car l’insomnie viendra s’ajouter à l’ennui.

Par ce lointain futur, n’allons pas affolées,
Car le ciel du printemps de son pur éclat luit,
Tel un céleste lac dont l’onde est inviolée :
Nous ne vivons pas l’âge où, trop prompt, le temps fuit.

Vois, le raisin est vert et loin sont les vendanges ;
Aucun nuages gris, nul orage grondant :
De l’automne on ne voit nulle sombre phalange.

Dormons donc, puisqu’Hypnos, sur nos yeux répandant
L’obole du sommeil, tel un divin archange,
Sur nous deux veillera, ainsi le défendant.

Profitons d'une sieste, à nulle autre pareille,
Moment presqu'aussi saint que l'onde du Jourdain.
La sieste dans le jardin © Joaquin Sorolla

Sonnets sertis. Le désenchantement

On me voyait songeur, attablé au café,
Le regard se perdant dans l’infini du vide.

J’avais tout, et puis rien : tout de flou, rien de bien ;
Quand on a ce qu’on a, pas sûr que ça convienne,
Si nul rai lumineux du futur ne provient,
Pour choisir une voie qui puisse être la sienne.

« Tu as tout ! », disait-on ; pourtant, je n’avais rien :
Une santé précaire, un peu trop flaubertienne,
Un futur à ramer, ainsi qu’un galérien,
Et plus aucun amour auquel vraiment je tienne.

Le désenchantement, sans bruit était venu,
Sans que je puisse en dire exactement la cause :
Comment combattre un mal au motif inconnu ?

Depuis plus de dix ans, que de métamorphoses !
Et quand donc cesseraient ces remous continus,
Car, des mues, il fallait que la phase soit close !

Je semblais indolent quand, d’espoir assoiffé,
Je cherchais un futur dont je serais avide.

Le bock (portrait de Jaime Sabarthès) © Pablo Picasso

samedi 16 septembre 2023

Sonnets sertis. Personne n'est une île

Personne n’est une île ; au pire, un archipel,
Car qu’est-ce qu’un archipel, sinon des îles proches ?

Certes, on peut rester, tout seul en Robinson,
Hormis en vendredi, sur son rocher tranquille ;
Toutefois, sera-t-on aussi gai qu’un pinson ?
Aisé va s’avérer le cas d’une presqu’île,

Puisqu’on reste attaché, toujours à l’unisson,
Choisissant de rester muet ou volubile,
Ou d'éprouver un temps le sublime frisson
D’être un peu à l’écart, pensif et immobile.

Pourtant, île ou presqu’île, il nous faut communier,
Rire, boire, chanter et dire des bêtises,
Plaisirs que nul humain ne devrait renier.

Reposer son esprit, peut sembler la hantise
Des cerveaux bouillonnants, des êtres casaniers,
Car le rire est, pour nous, exquise friandise.

Si une île répond d’un seul coup à l’appel
Du large, elle emplira d'images ses valoches.

Groupe d'artistes © d'après Marie Laurencin
Baltimore Museum of Art

Sonnets sertis. Tout le beau linge sale

Claire, coule la Seine et coulent les semaines,
Avec tant de peines et si peu de plaisir.

Paris est en travaux, mais à la nuit des fêtes
Partagent avec nous des joies le faible écho ;
Tous ces vieux murs détruits, avant notre défaite,
N'ont pas subi le sort de ceux de Jéricho.

À danser, sûrement, j'aurais parfois la tête,
Mais le corps n'en peut plus, car brisé est mon dos ;
Je lave tout le jour de nos dandys esthètes
Le beau linge sali qui a touché leur peau.

Qu’il fasse froid ou chaud, la Seine coulant claire,
Tout au cœur des hivers, transis seront mes doigts,
Et l’eau bien plus glacée que ma sainte colère.

Je les réchauffe au soir, devant un feu de bois,
Gémissant sur ma vie qui n’a l’heur de me plaire,
Car je dois travailler, qu’il fasse chaud ou froid.

Je vais quitter la scène, ne sachant où me mène
La vie, que telle une eau, je n'aurais pu saisir.

Claire coule la Seine © d'après Giovanni Boldini

Sonnets sertis. Tous les nombrils du monde

Les anciens ont marné afin que leurs enfants
Puissent vivre mieux qu’eux, généreux sacrifice.

Pour tout remerciement, ces descendants gâtés
Ont laissé s’amplifier un fol égocentrisme ;
Le groupe familial a ainsi éclaté,
Chacun voyant le monde à travers son seul prisme.

Le moindre patelin, par vagues, fut quitté,
Les épis du futur, sous quelque héliotropisme,
S’étant soudain tournés vers l’éclat des cités ;
Ils moquaient leur région, pris d'un nouveau snobisme.

Leur ville était le centre exact de l’Univers,
L’alpha et l’oméga, la sagesse et la science,
Qu’en masse vénéraient ces tout récents convers.

Tous les nombrils du monde, avec grande impatience,
À toute nouveauté se déclaraient ouverts,
Sans attendre que soit prouvée son efficience.

Mais ces brillants esprits du siècle triomphant
Ne lègueront que ruines et maigres bénéfices.

Tous les nombrils du monde © d'après Le Caravage

vendredi 15 septembre 2023

Sonnets sertis. L’artère au sang nouveau

Je regarde les rues, artères palpitantes,
Où, frénétique, un peuple évolue sans arrêt.

Le séjour est ma loge, ouverte sur la scène
D’un quotidien où vont de fourmillants passants ;
Une coquette va retrouver un mécène,
Veillant à ses besoins qui sont toujours croissants.

Un fiacre attend encor un client très en peine,
Voyant un usurier et sa dette effaçant,
Car un vieil oncle est mort : certes, c’est une aubaine,
Et pourtant un chagrin, un trauma sous-jacent.

Paris s’ouvre des veines, où circule une foule,
Sang vif du temps présent, spectacle continu ;
Sur ces grands boulevards, tout un peuple déboule.

Adieu, l’étroite rue, ce serpent biscornu,
Malfamée et obscure, où un ladre en cagoule
Soulageait le passant d’un pécule menu !

Si le nouveau répond, bien sûr, à une attente,
Hélas, l'ancien Paris, peu à peu, disparaît.

Jeune homme à la fenêtre © Gustave Caillebotte

Sonnets sertis. On s'égare parfois

On s’égare parfois en d’obscures forêts,
En empruntant des voies qui nous sont inconnues.

Pour nous guider ainsi, sur un mauvais chemin,
Entendons-nous des voix, charmeuses et perverses ?
Des voix nous augurant de meilleurs lendemains,
Où chacun fera front, de promesses nous bercent.

Méfions-nous des génies, hostiles à l’humain,
Qui mènent les marcheurs sur des voies de traverse,
Raccourcis sans issue pris sans nul examen :
Si longues sont les nuits quand le froid nous transperce !

Tressaillant contre un arbre, assoiffé, affamé,
S’effraie le promeneur, car ses rations finies,
À tout instant, il peut, dans les bois, se pâmer.

Il fallait se défier des pires vilénies,
Vêtues de sainteté :  lui seul est à blâmer
D’avoir trop écouté un malfaisant génie.

Sont partis les héros que le monde adorait :
Ne portons pas leur ombre illégitime aux nues.

On s'égare parfois © Akseli Gallen-Kallela

Sonnets sertis. L’horizon est un songe

Qu’y a-t-il au-delà d’un trait imaginaire,
Visuelle illusion, ligne entre mer et ciel ?

L’horizon est un songe, analogue au mirage,
Reculant aussitôt que, vers lui, nous faisons
Le moindre de nos pas, et rien n’y fait barrage :
Ni abîmes, ni monts ne seront sa prison.

Que d’anciens ont voulu, à force de courage,
Toutes voiles dehors, atteindre l’horizon,
Ou du moins parvenir dans ses proches parages ;
Au final, ils ont dû se rendre à la raison.

Souvent, ils touchaient terre, en croyant que leur quête
S’achevait en ce point : mais l’horizon moqueur,
Au-delà des plaines, s’en allait en goguette.

Toute âme ayant cherché la divine liqueur
D’un impossible espoir a compris que le guettent
D’amères déceptions, car nul n’en sort vainqueur.

Tel Icare espérant frôler les feux solaires,
Le quêteur perd de vue que vivre est essentiel.

L'horizon est un songe © Anders Zorn