mardi 30 janvier 2024

Estrambots. Sans l’art comment nourrir sainement notre esprit ?

Ces derniers temps on voit, jaillir dans les musées
Des enragés craignant, futur peu reluisant,
Par une analyse largement diffusée,
La fin de toute vie d’ici cinq à six ans.

Devant une assistance amplement médusée,
Ils jettent de la soupe, en ardents militants,
Sur des œuvres connues, à demi accusées
D’être pour le pays des biens non importants.

« Mieux vaut s’alimenter d’une façon plus saine
Qu’un art assez futile et de moindre intérêt ! »,
A-t-on dit gravement, dans cette mise en scène.

L’art nourrit l’intellect, songe un esprit concret,
Telle Péro, au nom de la piété romaine,
Son sein gorgé de lait au prisonnier offrait.

En quoi se priver d’art combattrait la misère ?
Car un chef-d’œuvre charme et offre des attraits,
Et en rien n’empêche toute aide alimentaire ?

Sans l'art comment nourrir... © Mapomme

Le tableau représente Péro donnant le sein à son père, emprisonné et condamné à ne recevoir aucune alimentation.
Dès qu'il sera connu, ce geste de charité le sauvera de la mort et de la prison.

mercredi 24 janvier 2024

Sonnets sertis. Comme une ombre au tableau

J’entendais des flûtes jouer dans la clairière
Et des nymphes dansaient en cercle s’amusant.

Mais, pour une raison, sur l’instant imprécise,
Quelque chose clochait dans l’idéal tableau ;
Les nymphes riaient et une muse assise
Écoutait un pâtre qui jouait du flûtiau.

Sur sa flûte de Pan, où rien ne s’improvise,
Un faune harmonisait sur le même morceau ;
Quelque chose, pourtant, n’était pas de mise,
Comme les cris que pousse un tout jeune pourceau.

Un faune grimaçait, subissant la torture
De son fils tentant de sortir de beaux sons,
Sur son petit syrinx, avec désinvolture ;

Il n’avait pas appris comme il faut sa leçon :
Il est des sons aigus que nul tympan n’endure,
Ne voulant les subir en aucune façon.

Accablé, je revins aussitôt en arrière,
Auprès des nymphes gaies tristement m’excusant.

Comme une ombre au tableau © Mapomme
D'après des tableaux de Franz von Stuck

Sonnets sertis. Regret d'inachevé

A Charles Garnier

L’Empire était tombé et Paris, assiégé,
Se déchirait, livré à la folie des foules.

Mais lui était parti, loin de la destruction,
Du feu, du sang, de l’ire et des fièvres atroces ;
Dans le passé déjà, les pires exactions
Guidèrent ce démon né des foules féroces.

À quoi bon voir l’horreur de la délectation,
Dont les récits d’antan fidèlement nous brossent
La noirceur révélée dans cette excitation,
Qui transforme la horde en un cruel colosse ?

Empire ou république, est-ce si important
Quand son œuvre est restée simplement ébauchée ?
Frustré est le génie d’un projet avortant.

La pousse verte encor se voit trop tôt fauchée ;
D’être ainsi empêché est fort déconcertant,
Sublime étant l’œuvre, sur le papier couchée.

Sous le ciel d’Italie, qui a l’esprit léger,
Si l’œuvre inachevée dans un siècle s’écroule ?

Regret d'inachevé © Mapomme

mardi 23 janvier 2024

Sonnets sertis. Rester simplement juste

Sans trop savoir pourquoi, en voyant l’injustice,
On commence à agir et ça ne finit plus.

Naît une flamme en nous, dont on ne sait la source,
Et on fait, en tremblant, des actes dangereux ;
Le cœur bat tel un fou, comme après une course,
Car devant le danger nous demeurons peureux.

Pourtant, on continue, porté par une force,
Étant donné qu’il faut aider les malheureux ;
À la sagesse on fait bien plus de mille entorses,
Frémissant de se voir craintif et valeureux.

Mais si quelqu’un se noie dans une onde écumante,
Il nous faut bien plonger dans le flot du torrent,
Même si cette idée se montre assez démente.

Un démon intérieur mû d’un feu dévorant,
Fait de nous quelqu'un d'autre, au cœur de la tourmente,
Lorsque l’effroi nourrit l’acte revigorant.

On respire à nouveau, quand sonne l’armistice,
Et se vanter de ça nous paraît superflu.

Rester simplement juste © Mapomme

Dédié à tous les justes, parmi lesquels Nicholas Winton, 
et ici, Aracy de Carvalho et Joao Guimareaes Rosa

Sonnets sertis. Le poète banni

Poète, il te faudra, sous les Fourches Caudines,
Passer pour y châtier tes prétendus péchés.

Au regard de certains, inquisiteurs notoires,
Tu devras aussi, sans solide raison,
De l’amère ciguë, la coupe pleine boire ;
Des censeurs ont fleuri en moins d’une saison.

Les lettres de placets sont les violents prétoires
De nouveaux zélateurs parlant de trahison ;
Coudront-ils l’étoile d’un nouveau purgatoire,
Que tissent ces Ultras pour un proche horizon ?

Voici que l’écrivain et le poète on crible,
Jugeant de sa valeur sur son probable camp,
Et que sur son ouvrage on a mis une cible.

Voilà la chasse ouverte aux diables éloquents,
Par des Torquemada, moinillons irascibles,
Courant sus au démon, en tous lieux les traquant.

Divin poète, auteur des vers les plus sublimes,
Tes livres risqueront les enfers du bûcher.

Le poète banni © Mapomme

Voilà que d'illustres inconnus attaquent un auteur jugé réactionnaire qui aurait le tort d'être de droite et donc, selon eux, illégitime à parrainer le Printemps de la poésie. 
Encore échappe-t-il au Goulag.

lundi 22 janvier 2024

Sonnets sertis. La rêverie du scribe

Le scribe désœuvré se sentait inutile,
N’ayant aidé personne, en ce triste matin.

Aux problèmes des gens livrer un vrai remède,
Sortant d’un imbroglio administratif,
L’enchantait de porter une diplomate aide,
Sans songer un instant à l’aspect lucratif.

Il a aussi écrit, tel un antique aède,
Diverses poésies, au ton vindicatif ;
Pourtant, le plus souvent, un profond spleen l’obsède, 
Sans qu’il y voit plus qu’un hymne curatif !

Le calame au repos, à quoi sert donc un scribe ?
S’il est privé de mots, son élan est brisé,
Et ses vers trop confus, ne viennent que par bribes.

Délaissé sans raison, il est prêt à criser,
Ne sachant trop pourquoi son soutien on prohibe :
La forme est certaine, ses termes maîtrisés.

Il est parfois des jours où tout nous semble hostile
Et, comme on dit à Rome, on en perd son latin.

La rêverie du scribe © Mapomme d'après Ludwig Deutsch

Sonnets sertis. Parfum de l’impossible

Serait-il, ici-bas, un rêve plus exquis
Qu’un amour au subtil parfum de l’impossible ?

Si, dans l’ancien herbier, la fleur perd son parfum
Et sa vive couleur n’est plus qu’un reflet terne,
Au temple du passé, tout souvenir défunt
Garde l’intense éclat que n’ont pas les modernes.

C’est l’éperdu regard, naviguant aux confins
Du vertige espéré, quand la crainte gouverne :
Souverain souvenir, dont le cœur a tant faim,
Ne mets au grand jamais ce désir tu en berne.

Tout l’être palpitant a tant soif d’un frisson
Et craint l’obscurité de ce béant abîme,
Ambivalent élan que nous tous nourrissons.

On lit dans le regard ce doux supplice intime,
Quand sur un fil ténu, frileux, nous avançons,
Craignant d’un seul faux pas de se trouver victimes.

Notre herbier mémoriel se trouvera conquis
Par l’ingénu non-dit d’un élan ostensible.

Parfum de l'impossible © Mapomme
D'après le film de Charles de Meaux et le regard de Fan Bingbing

dimanche 21 janvier 2024

Sonnets sertis. À l’instar de Thomas

À l’instar de Thomas, testant du bout du doigt,
Sans faille, aurais-je cru à l’inouï miracle ?

Pour me connaître un peu, tout au fond de mon cœur,
Je n’aurais pu chasser une pincée de doute ;
Ma mère me disait, avec un air moqueur,
Que chez moi le soupçon, sans vaciller, s’arc-boute.

Si j’avais exploré la plaie avec rigueur,
Quand bien même le sang grandement me dégoûte,
Je n’aurais pas traîné sur l’étude en longueur ;
Je sais combien la vue d’une entaille me coûte.

Malgré les faits prouvés à mon long examen,
Je ne pourrais admettre un inouï prodige,
Pourtant se révélant, à mes yeux, sous ma main.

Ce qu’il supposerait me donne le vertige,
Chamboulant le bon sens qu’on partage en commun :
À revoir ma pensée ce résultat oblige.

Dans les temps actuels, la raison fait sa loi,
Proclamant irréel cet étonnant spectacle.

A l'instar de Thomas © Le Caravage

Sonnets sertis. Notre spleen en musique

Note à note, égrène notre spleen en musique !
Mon fils, tu ignores que nous dévore un mal.

C’est un cantique né en forme de prière,
Où on dit au Seigneur ce que nous endurons ;
Vois-tu, nos maux sont ceux de la classe ouvrière
Et d’un peuple affranchi qu’enchaînent les jurons.

Notre spleen évoque notre longue misère :
Note à note, au monde, nous la délivrerons,
Car la musique unit et des chaînes libère ;
Émus, tous les peuples en commun œuvreront.

C’est la plainte des serfs, sur les terres immenses
Que traversent l’Amour, la Volga et le Don,
Ou le Mississipi, aux plaines sans clémence.

La douleur porte un chant, allumant le brandon
Des luttes qui couvent, masquant un feu intense ;
Mais nos bras sont tendus et offrent le pardon.

Si triste est le passé, joue un air extatique
Rendant enfin le spleen infinitésimal.

Notre spleen en musique © Henry Osawa Tanner

samedi 20 janvier 2024

Sonnets sertis. La nouvelle Phryné

Déchaînant les passions, la beauté et l’esprit
Ont partagé le poids des nouvelles fortunes.

En ce siècle nouveau, sur tous les continents,
Des hommes bâtissaient de colossaux empires ;
Un regard ténébreux, troublant et dominant,
Et la Beauté puisait ce qu’un vrai charme inspire.

Un mystère enivrant, profond et lancinant,
Dansait dans les iris des brunes hétaïres ;
Se soumit le puissant à l’éclat fascinant,
Esclave des désirs qui alors le trahirent.

La beauté est un monstre aux inflexibles crocs,
Qui dévore l’influent et en fait son esclave ;
Si elle est hors de prix, qui dira que c’est trop ?

L’excessive richesse admet peu qu’on entrave
Les caprices d’un soir des nouveaux hobereaux ;
Claquer quelques millions ne paraît pas si grave.

Tout chef-d’œuvre, ici-bas, se paie au plus haut prix,
Et s’il est fait de chair, l’outrance est opportune.

La nouvelle Phryné © Mapomme

Sonnets sertis. Son Éden aux cigales

Sur la chaise-longue, bercée par la chaleur,
Elle était alanguie, près d’exotiques plantes.

Les cigales chantaient, berceuses invoquant
Des îles lointaines, aux grâces inconnues,
Familières, baignées d'un mystère éloquent,
Où, sur le sable blanc, elle avait marché nue.

C’était un autre temps, sans qu’elle sache quand,
Sous l’azur infini, sans nuées saugrenues ;
Porte-t-on le regret d’un souvenir marquant,
Plus rêvé que réel, dans son âme ingénue ?

Douce Ève retrouvée, songes-tu aux passions,
Vierges de tout péché, mais pas de toute fièvre ?
Renaîtrait-elle au cœur d’une illumination ?

Sens-tu encor son goût, frémissant sur tes lèvres
Et gonflant tes veines, dès son évocation ?
Les tout premiers élans étaient gauches et mièvres.

Les cigales chantaient, conjurant le malheur
Qui freine les ardeurs de nos amours galantes.

Son Eden aux cigales © Henri Lebasque

vendredi 19 janvier 2024

Sonnets sertis. Les pleurs de Lolita

Qui se soucie vraiment des pleurs de Lolita,
Depuis que le ciné a changé son histoire ?

Plus âgée, séductrice, on bâtit un récit
Où, séduit, le violeur est devenu victime.
Pouvait-on suggérer, le déroulé précis,
Où un pervers aurait des rapports si intimes,

Sans avoir, en ce temps, de très graves soucis ?
C’est ainsi qu’on trahit ce qu’un roman sublime
Prétendait dénoncer ; le film y réussit,
Rendant sentimental ce qui s’avère un crime.

Le récit dévoile l’attirance ou l’horreur,
Selon qu’on cède ou pas aux charmes prépubères
De la proie sans trembler d’une sainte terreur.

De répugnants instincts camouflés se libèrent  
Sans qu’un signe intervînt, en ange secoureur,
Quand la malédiction sur les esprits opère.

Des auteurs ont cédé pour de vrai, aux appâts
D’ados et ont fini, traînés dans un prétoire.

Les pleurs de Lolita © Mapomme
D'après Suzanne Valadon

Sonnets sertis. C’est quoi ces cheveux courts ?

« C’est quoi ces cheveux courts ? », lui dit le surveillant,
Désignant ses cheveux taillés à la garçonne.

En quoi le regardait la longueur des cheveux ?
Il avait bien les tifs d’un ancien militaire,
Un juteux complexé, avec des tics nerveux,
Qui voulait se montrer sec et autoritaire.

« Votre ton me paraît quelque peu outrageux :
Franchement, mes cheveux ne sont pas votre affaire ! »
Le pion lui décocha un regard ombrageux :
« C’est pour l’âme : il est des penchants mortifères ! »

Elle subodora d’ignobles préjugés :
« Mes cheveux vous disent : nous sommes vos égales ! »,
Ce qui fit sursauter le catho enragé.

« N’espérez pas qu’ici, sans raison, je déballe
Mes penchants sexuels, sur un ton très léger :
C’est mon jardin privé, hors de toute cabale ! »

Dans les lycées privés, des monstres sommeillant,
Balancent leur avis, sans que nul ne les sonne.

C'est quoi ces cheveux courts ? © Mapomme
D'après John William Waterhouse et Georg Wilhelm Pabst

jeudi 18 janvier 2024

Sonnets sertis. Humble, servir un art

Si la nature octroie à des élus un don,
Faut-il ingratement le prendre à légère ?

Ce don doit se forger, enrichi de savoirs,
Comme on ameublirait la riche terre arable ;
Toujours l’améliorer apparaît un devoir
Et n’en faire aucun cas, un dam irréparable.

Un travail quotidien permettra d’émouvoir,
De son aile frôler les cieux inaltérables,
Par l’intermédiaire d’un sublime pouvoir
Nous offrant de montrer notre part vulnérable.

Chaste déesse épand et nimbe d’argent,
Les feuillages sacrés, qui sous le ciel immense,
Frémissent d’un éclat, tel un flot résurgent.

Que ta voix nous berce, dispensant sa clémence,
Pure eau du Lac Sacré, des péchés nous purgeant,
Et sitôt nous offrant sa haute Providence.

Ta voix est un bienfait, un acte de pardon,
Lavant à tout jamais les fautes passagères.

Humble, servir un art © Mapomme
D'après Opéra de Paris 1958 et Caspar David Friedrich

Sonnets sertis. Un phoque à tout jamais

Cent fois sur le métier remettre son ouvrage
Et de mille pages n’en garder que trois cents.

Tel un facteur adroit, sans arrêt perfectionne
Un piano pour en faire un joyau absolu,
Cherchant le son parfait, toujours il l’auditionne,
Pour parvenir enfin au summum voulu ;

Ainsi un écrivain, composant des babioles,
Bûche sur un roman, l’ayant lu et relu ;
Sa santé en pâtit et tout son corps s’étiole,
À travailler de nuit, sans espoir de salut.

Puis, un jour, cet écrit semble enfin acceptable :
Il faut lâcher l’affaire, avant d’être cinglé,
Et payer les rappels qui encombrent la table.

Alors, Flaubert perçut son corps tout déréglé,
Par les nuits à veiller, la mine épouvantable ;
Où était le jeune homme au long corps effilé ?

Les ans avaient commis de funestes outrages,
En faisant un vieux phoque, amer et agaçant.

Flaubert adolescent © Caroline Commanville, nièce de Flaubert

mercredi 17 janvier 2024

Sonnets sertis. La corne d'abondance

Qui faut-il délester de son propre trésor
Pour vider à nos pieds la corne d’abondance ?

Il n’est pas de secret ce qui se donne aux uns,
Est toujours dérobé à leur propriétaire ;
Dans un habit légal, à un lointain voisin
On rapine des biens, dans un vol planétaire.

On le paie, à vil prix, en sociables gredins,
Créant des fondations, pour des buts salutaires,
Tout en allant chiper les fruits dans son jardin,
Un très vaste jardin s’étendant sur la terre.

Prodigue, on distribue une médiocre part,
Beaux sur le tapis rouge, où le gratin frétille,
Smoking, robe mini, et quelques mots fendards.

Puis, on offre un tableau, une simple vétille,
Pour des peoples friqués, lesquels se piquent d’art,
Quand d’autres ne songent qu’à blinder leur famille.

De la corne trop peu d’abondance ressort :
Trop étroite est l’entrée pour rendre un flot plus dense.

La corne d'abondance © Mapomme
D'après Giambattista Tiepolo et Abraham Janssens

Sonnets sertis. Deux rêves de printemps

Le bourgeois sourcilla, pour paraître choqué,
Afin de déguiser les tréfonds de son âme.

La danseuse orientale aux seins nus, tels deux fruits
Offerts à son regard, attisait d’anciens rêves ;
Un masque de sagesse en un instant détruit,
Pour un tableau perçu quelques secondes brèves.

Aux lois d’un suzerain, tel l'esclave soumis,
Il aimerait briser les chaînes qui l’entravent
Bâillonnant des plaisirs par le culte endormis,
Sans que jamais son cœur un seul instant les bravent.

Son épouse, à ses côtés, devant ces deux seins nus,
Se vit ainsi vêtue, en putain dans la chambre,
Sortant des usages si longtemps convenus.

Être toujours la vierge, plus froide que décembre,
Après ses quatre enfants, lui semblait saugrenu,
Convoitant des langueurs et des corps qui se cambrent.

Il cela son désir, de peur d’être moqué ;
Elle dit : « C’est honteux ! » et étouffa sa flamme.

Deux rêves de printemps © Emile Bernard

Sonnets sertis. Bon sens des anciens temps

Les voiles ramenées, voguant vers le mouillage,
La barque revenait dans le golfe abrité.

Les garçons s’ébattaient, simulant une lutte,
Les seuls à s’agiter sur le roc culminant ;
S’étaient évaporées d’aurorales volutes,
Orientales almées au charme fascinant.

Les hommes rentreraient, d’ici quelques minutes,
Avec de beaux poissons des fonds bleus du Ponant ;
Quand maigre est la pêche, les marins se disputent,
Sur le lieu à choisir, longuement raisonnant.

Lorsqu'ils blaguent ainsi, c’est signe d’abondance,
Quand Neptune, clément, a voulu partager :
Sous la lune d’argent, proches du feu qui danse,

Les pêcheurs gloseront, de la peur soulagés,
Car, dans l’intense nuit, dans la sombreur ils lancent
Leur filet sans savoir quel gain envisager.

Dans une eau poissonneuse, ils excluent tout pillage,
Prélevant simplement ce qu’ils croient mériter.

Bon sens des anciens temps © Pierre Puvis de Chavannes

mardi 16 janvier 2024

Sonnets sertis. À la mort du poète…

À la mort du poète, occultez les miroirs !
S’il n’écrira plus rien, survit sa poésie.

Que sonnent tous les glas, car son œuvre à venir,
Sur ses derniers carnets restera une ébauche !
La mort nous en privant, comme pour nous punir,
Ce sont d’entiers recueils qu’avec lui elle fauche.

Que de vers griffonnés qu’il ne pourra finir,
Formulés à la hâte et, sans doute, encor gauches !
Nos rêves et ses vers, fringants, peuvent hennir,
Tombant dans le néant où les espoirs chevauchent.

Centaure des enfers, mène dans l’antre obscur
Le poète défunt qui aura droit aux Limbes,
Où errent à jamais les cœurs nobles et purs !

Dans la sombre vallée que la tourmente nimbe,
Guide-le vers le lieu où le repos est sûr :
Le centaure y est maître et jamais ne regimbe.

À l’esprit d’un vivant, murmurant son savoir,
Le poète offrira des rimes bien choisies.

A la mort du poète... © d'après Gustave Moreau

lundi 15 janvier 2024

Sonnets sertis. Comme on pique ses doigts...

Comme on pique ses doigts, on se pique le cœur,
Car châtaigne et amour ont tous deux des épines.

L’espoir est douloureux, cueilli du bout des doigts,
Et il faudrait des gants qui des maux nous protègent ;
Ganté de beurre frais, fervent comme il se doit,
Il y a loin, hélas, du désir au cortège.

Sauvage est le pays, n’ayant aucune loi,
Et vain est d’y mener d’interminables sièges ;
Le temps ne peut saper, bien que passent les mois,
Des murs aussi épais qui déjouent tous les pièges.

Les châtaignes tombées, comment les récolter,
Sans planter dans ses doigts de douloureuses flèches,
Car tout cœur affranchi voudra se révolter ?

Le fruit à ramasser aux défenses revêches,
Multiplie à l’envi tours et difficultés,
Boutant l’assaut courtois parfois de façon sèche.

Peut-on, en se piquant, savourer en vainqueur,
Le fruit de nos désirs, s’il est d’humeur badine ?

Comme on pique ses doigts... © Georges Lacombe

Sonnets sertis. Un mot, un simple mot...

Un mot, un simple mot, tout au cœur d’un chapitre,
Et s’entr’ouvre soudain un pan de son passé.

Il suffit d’évoquer un banc sur une place,
La fontaine ou le kiosque, un monument aux morts,
Pour qu’un vague tourment la saisisse et la glace, 
Provoquant en son être un saisissant trémor.

Du présent, d’un seul coup, elle perdit la trace,
Pour un passé vivant, tel un monstre qui dort,
Dont on croit éteinte l’abominable race,
Dans sa grotte hibernant sur des montagnes d’or.

Ne dormant que d’un œil, ce temps passé s’éveille
Et la laisse figée, frappée d’envoûtement ;
Les volcans assoupis partiellement sommeillent.

Une promesse en l’air, tendre chuchotement,
Gardait l’esprit mi-clos au fond d’une bouteille,
Attendant un seul mot, simple marmottement.

Pensive sur son lit, comme après une épître,
Elle voyait surgir ses printemps effacés.

Un mot, un simple mot... © Félix Vallotton

dimanche 14 janvier 2024

Sonnets sertis. Harmonie du Midi

Nous avons tant rêvé de parfaite harmonie,
Comme si elle avait d’un seul coup disparu.

Été, mon bel été, quand chante les cigales,
À l’ombre des figuiers, le corps lourd de torpeur,
Nous dévorons des fruits qui toujours nous régalent,
Sans fin, parfois sans faim, comme des geais chipeurs.

Pauvres dieux si mortels, soumis à la fringale
D’emplir un vide atroce assoupissant nos peurs,
De pleine oisiveté à jamais sans égale :
Ce paradis fugace est un Éden trompeur !

Nous jouons aux boules en coutumiers novices,
Ayant, certaines fois, d’inattendus succès
Exaltant notre aplomb, affermissant nos vices.

Qui vit dans le Midi doit vivre dans l’excès,
Où tant de tartarins dans le présent sévissent ;
Qui les entend crier, les croit en plein procès.

Puis le soleil rougeoie d’un feu à l’agonie
Et de n’avoir rien fait, tous nous rentrons fourbus.

Harmonie du Midi © Paul Signac

Sonnets sertis. Dois-je engloutir tout rêve...

À la fin du ballet, tout redevient normal,
Et Clara quittera le monde de l’enfance.

J’ai toujours refusé l’oracle rituel
Nous spoliant sans faillir et étranglant nos rêves
De ses puissantes mains, tels des serpents mortels,
En hercule de foire insipide et sans sève ?

Me faut-il aller nu, demi-dieu virtuel,
Laissant les oripeaux de mon enfance brève,
Pour entrer dans le moule et me mettre martel
En tête, avant même que mon aube s’achève ?

J’ai horreur des tyrans, roi des souris rongeant
Les espoirs qui naissent dans nos rêves nocturnes,
N’en laissant que miettes pour le jour émergeant.

Dois-je engloutir tout rêve, à l’instar de Saturne
Dévorant ses enfants, en monstre intransigeant,
Pour affadir mes jours, faible dieu taciturne ?

Dépouillé des rêves, on vieillira fort mal,
Ne pouvant supporter une si lâche offense !

Dois-je engloutir tout rêve... © Mapomme
D'après le conte d'Hoffmann

Sonnets sertis. Le songe souverain

De mille éclats dans l’air se fragmentait le soir :
Plus rien n’était liquide et rien n’était solide !

Le jour frôlait l’instant du songe souverain,
Lorsqu’on pense voler, sans remuer les ailes,
Quand un peuple figé, d’un bois clair riverain,
Attend l’embrasement, impassible et sans zèle.

C’est l’Âge d’or venu, serti d’âges d’airain,
Quand on oublie la forge où les destins se scellent,
Quand est versé le sang, pour un bout de terrain,
Domaine où nos démons le plus souvent excellent.

Calme, flamboie le jour, dans un râle puissant,
Quand la vie tremble encor, dans un frisson ultime,
Que les flots nous renvoient l’or du jour y bruissant.

Délice d’éphémère, où sur le sage abîme
Vont des voiles gonflées d’espoirs éblouissants ;
Des futurs temps obscurs ils seront les victimes.

À leur exécution, nul ne voudra surseoir,
Quand le couchant peindra tout le ciel d’éphélides.

Le songe souverain © Henri-Edmond Cross

Sonnets sertis. Bonheur ressuscité

Maintes fois nos esprits ont caressé ce rêve,
Qui nous verrait couchés à l’ombre des forêts.

C’est jadis exhumé d’une fosse ancestrale ;
C’est un parfum d’ailleurs sur la rive abordant ;
Que de songes portant des effluves australes
Et la brume à l’Orient, par magie s’accordant !

De ce doux rêve on s’oint, comme d’une eau lustrale,
Ainsi qu’un prêtre pur d’un flot sacré sourdant ;
C’est l’Éden ranimé, dans l’aube magistrale,
L’Âge d’or retrouvé, brillant d’un feu ardent !

Sens-tu, mon âme-sœur, dans les feux de l’aurore,
L’iode née de l’écume, exhalant ce bonheur
Que nos cœurs, dans la nuit, depuis toujours implorent ?

Nous attendions ce blé, cet or des moissonneurs,
Qui tardait à germer d'un soleil qui colore
L'ancien temple désert où vont les promeneurs.

Se prélassant dans l’ombre une ou deux heures brèves,
Un peuple goûte, enfin, un paradis concret.

Bonheur ressuscité © Dominique Papety (détail)

samedi 13 janvier 2024

Sonnets sertis. Sur le front des hivers

Que de soldats tombés sur les fronts des hivers,
Hivers aux crocs glacés qui lancent leurs cohortes !

S’habitue-t-on jamais à trouver endormis
D’un éternel sommeil, sur les trottoirs et places,
Des anges de neige, sans l’appui d’un ami,
Expirant dans la nuit sous ses chicots de glace ?

Le sort des pauvres morts, à nos cœurs froids soumis,
Est d’être invisibles quand les aveugles passent,
Dans l’indifférence demeurant affermis,
Et quand viendra Noël, la neige les efface.

Dans les rues décorées de rêves enfantins,
Nous regardons cligner de sublimes lumières,
Faux astres scintillant d’un éclat diamantin,

Sans voir même, à nos pieds, cécité coutumière,
Ce duvet où la vie, jour après jour s’éteint :
Notre destin, peut-être, y tiendra sa tanière.

Il suffit de si peu pour changer d’univers,
Et que la pluie d’hiver nous berce de la sorte.

Sur le front des hivers © Mapomme
D'après un photo d'un soldat russe gelé en Finlande, lors de la tentative d'invasion au cours du siècle passé

mercredi 3 janvier 2024

Sonnets sertis. Les brumes du passé

On a tous égaré un captivant espoir,
Dans les vapeurs d’un train s’éloignant d’une gare.

Dans les rues de la ville, on traîne sans dessein,
Tandis que sur les monts, le jour pâle agonise,
Sans un rêve en poche, car le temps assassin
Les pique, peu à peu, et vient rafler la mise.

On perd tous les amis trouvés sur le chemin,
Ailleurs quêtant, sans doute, une terre promise ;
Là-bas, bien loin d'ici, trouveront-ils demain,
D’une vie future, l’exquise friandise ?

Si la vapeur du train s’étiole dans la nuit,
Jamais ne disparaît la douleur de la perte,
D’autant que, sur nos cœurs, pèse sans fin l’ennui.

La ville, autrefois gaie, paraît triste et déserte,
Comme si son charme, d’un coup, s’était enfui ;
On y erre sans but, sans joie et l’âme inerte.

Ce train a emmené tant de jours dans le soir :
Depuis, un fol espoir dans la vapeur s’égare.

Les brumes du passé © Mapomme
avec l'aide Sergio Leone

mardi 2 janvier 2024

Sonnets sertis. Porté vers les étoiles

Tout semble si aisé, mais rien n’est, ici-bas,
Facile et dépourvu de constante pratique.

Si courant, un porté exige un long labeur
Et tout l’art de la danse est tissé d’apparences,
À répéter le geste à s’en rompre le cœur,
Au-delà des confins de l’extrême endurance.

La grâce parfaite d’un couple de danseurs
Offre aux regards pantois un porté qui s’élance
Vers les cieux étoilés, esthètes connaisseurs,
Louant le sibyllin désir de l’excellence.

Peindre, sculpter, filmer, écrire ou composer,
Chaque art devra sembler spontané et facile,
Un exploit qui serait soudain improvisé.

Un pas de danse, ainsi, abolit l’acte agile,
Pour paraître à chacun simple à réaliser,
Comme s’il résultait d’enchaînements futiles.

Gommons la pesanteur et les mille combats
De technique guindée pour la seule esthétique.
Porté vers les étoiles © Mapomme