mardi 31 octobre 2023

Sonnets sertis. Jouis du jour présent !

À notre ami Simon

Jouis du jour présent, car précaire est demain :
D’un fort joyeux repas, ris, plaisante et profite !

De nombreux "au revoir !" n’auront pas d’avenir,
Car la Dame à la faux n’attend pas l’aube et tranche ;
Elle n’a jamais su sa lame retenir,
Tel un vent automnal qui émonde les branches.

Sans cesse, aveuglément, elle vient démunir
Les gentils, les méchants, mis entre quatre planches ;
Les repas nous voyant gaiement nous réunir
Se finissent d’un coup, un soir avant dimanche.

Ô joyeuse assemblée, il en manque à l’appel !
Repas de porcelets, de poissons et de grives,
Quand frappe le destin, il nous semble irréel !

Le sort si capricieux, de se revoir, nous prive
Et offre à un ami un sommeil éternel,
Quand à l’Ouest il s’en va aborder l’autre rive.

Peut me chaut que je prenne un semblable chemin,
Pourvu qu’on mange bien et que le feu crépite !

Jouis du jour présent ! © Mapomme
D'après Thomas Benjamin Kennington et Carstian Luyckx

Sonnets sertis. Le règne de la nuit

Qui règne sur la nuit pour verser sur nos jours,
Les hordes du désordre engendrant ces décombres ?

On peut rêver de paix, mais lorsque l’on atteint
Un zénith serein, un semblant de concorde,
L’aube est alors obscure et sombre le matin,
Car éclate un conflit qui ce rêve saborde.

Le bestial héritage qu’on aurait cru éteint,
Serpent qu’Hercule étrangle, avant qu’il ne le morde,
Surgit soudain de l’antre, aspirant aux festins,
Et offre notre monde à ses féroces hordes.

Des volcans endormis, les forces de la nuit
Jaillissent tel un flot de bouillonnante lave,
Et fondent sur la ville, à pas lents, sans un bruit.

De l'accord, l'autocrate est sûr d'être l'esclave,
Et sape les traités si patiemment construits,
Répandant guerre et sang qui brisent leurs entraves.

Aux charmes de la paix, le tyran reste sourd,
Car il ne peut briller qu’en nous plongeant dans l’ombre.

L'enfer bout dans son coeur © Mapomme

lundi 30 octobre 2023

Sonnets sertis. Le monde est un marché

Le monde est un marché, qui pourrait vous charmer,
Un très vaste marché qui a tissé sa toile.

Tout se vend, tout s’achète et se vend à l’encan,
Tout s’y trouve, y compris les objets inutiles ;
Même en possédant tout, un nouveau bien manquant
Devient vite essentiel, alors qu’il est futile.

Mais, ce Graal obtenu, par un mal très fréquent
Ne comblera pas l’âme aux humeurs versatiles ;
Tel un tonneau percé, toujours hypothéquant
De l’emplir d’un plaisir quelque peu infantile.

Un monstre dévorant toute satisfaction,
Met en miettes la joie, sitôt l’âme comblée,
Et rend infertile la moindre des actions.

Faisant monter l’enchère, une horrible assemblée
S’arrachait un esclave en cette transaction ;
L'acquéreur est captif, lors des ventes câblées.

Cet ennui destructeur jamais n’a désarmé,
Dans sa toile tissée, éteignant chaque étoile.

Le monde est un marché © Mapomme d'après Pieter Aertsen

dimanche 29 octobre 2023

Sonnets sertis. Vanité des plaisirs

Des doux plaisirs d’antan, faut-il qu’on se repente,
Ou les considérer tel un long tourbillon ?

Tous ces moments passés font au présent offense,
Mais aident à choisir le meilleur des chemins ;
Que de voies sans issue, au sortir de l’enfance,
Ont semblé des soleils restant sans lendemain !

Certes, sur le moment, la lumière est intense,
Au détour des buissons qui fleurent le jasmin :
Tout ce cadre idéal flattera l’appétence,
Or, faible est sa fragrance, après mûr examen.

Un soir, à la bougie, on cherche une réponse
Aux questions assaillant un esprit égaré.
Sur ses pas revenant, éclairé, il renonce

Aux épines blessant un cœur désemparé ;
Or, la flamme tremblant, dans la noirceur absconse,
Dit de virer de bord et vers ce cap barrer.

Tous ces plaisirs sans joie, sur les voies qu’on arpente,
Aveuglent, dans la nuit, le vol des papillons.
Madeleine repentante © possible Georges de la Tour
Ou alors une copie (collection privée)

samedi 28 octobre 2023

Sonnets sertis. Immoler son enfant

Si la Voix m’avait dit d’immoler mon enfant,
J’aurais vu aussitôt un sorcier ou un mage.

Pourquoi le Créateur voudrait-il m’éprouver,
S'il avait fait naître chaque chose en ce monde ?
Sur Terre, en bien des lieux, hélas, il s’est trouvé
Des jardiniers sanglants qui tranchent et émondent.

Ils prétendent que Dieu, soudain, leur a soufflé
Qu’ils devaient dézinguer les impies qui abondent ;
Le refus des autres a ainsi camouflé,
Sous de nobles habits, des causes furibondes.

Ne voulant me trouver au rang de ces toqués,
Je me dirais que Dieu va empêcher ce crime,
Voulant, par conséquent, mon refus provoquer.

Comment demeurer pieux, si d’un coup on supprime
Sa propre chair, son sang ? Non, il veut me moquer,
Et qu’à délibérer, longuement je m’escrime.

Si ordonne, en ma tête, un être ivre de sang,
Je dois seul être l'ange empêchant un carnage.

Immoler son enfant © Le Caravage

vendredi 27 octobre 2023

Sonnets sertis. Sur un chêne être assis

Je me trouvais assis contre le tronc immense
D’un chêne qui avait bien plus de huit cents ans.

Je semblais un grillon sur une jambe humaine,
Sur cet arbre paru dans les âges lointains
Des croisés, des Mongols, loin de la Paix Romaine ;
Un demi-siècle bref de vécu palotin,

Face au Mathusalem des pentes cismontaines,
Qu’est-ce, à bien y songer, hors des piètres destins ?
Il faudrait que l’on boive à l’absconse fontaine
De jouvence, pour voir qu’il n’est rien de certain.

J’allais insignifiant, dans la mer simple goutte,
Sans emprise sur rien, subissant les courants,
Tout bonnement inapte à choisir d’autres routes.

Des gouttes semblables, que je vois m’entourant,
Protestent et s’écrient, mais nul ne les écoute :
Dans leur regard pâlit l’ultime espoir mourant.

Ta sève me transmet, (est-ce pure démence ?),
Une once de raison, tel un don apaisant.

Contre un arbre être assis © Mapomme

mardi 24 octobre 2023

Sonnets sertis. A l’aube du possible

Lorsque j’étais enfant, je croyais tout possible,
Tant la science avançait à vrais pas de géant.

L’homme allait dans l’espace, à l’assaut de la Lune,
Ou du monde inconnu des silences marins,
Où régnaient autrefois le dieu des flots Neptune
Et les vierges de l’onde à l’éclat ivoirin.

Les cerveaux enfantaient des idées opportunes,
Qui devaient apporter, dans le présent serein,
À tout innovateur, bientôt gloire et fortune ;
Au fourreau demeuraient tous les glaives d’airain.

Et puis, voilà qu’un jour, d’un coup le monde change :
L’inventeur au placard, règne le biznessman,
Qui, balayant le rêve, offre un piètre challenge.

La télé nous fourgue ce tout nouveau shaman,
Au clinquant plaqué or, sans les vertus de l’ange,
Au rictus révélant les crocs d’un doberman.

Un gadget pour projet laisse un goût indicible,
De l’espace plongeant vers l’abîme béant.

A l'aube du possible © Mapomme

dimanche 22 octobre 2023

Sonnets sertis. Mémoire sélective

Des femmes ont marqué le cinéma naissant,
Puis, lentement leur nom s’effaça des grimoires.

Poussière est leur renom et le vent de l’oubli
Vers des gouffres profonds, sournois, la dissémine ;
La mâle société d’une époque anoblit,
Ou estompe une aura, et même l’élimine.

Pionnière, Alice Guy aux U.S. s’établit,
Mais on perdit des films la plupart les bobines ;
La vamp Musidora au ciné accomplit
L’exploit d’être une star qui, sur l’écran, fascine.

Mémoire sélective, au support disparu,
Car on a recyclé nombre de pellicules,
Tu ne laissas pas même un seul morceau congru.

Ces pionnières lançant la magie ridicule,
Ont pourtant fasciné un public accouru,
Du futur neuvième Art, au bel A majuscule !

Leur oubli répété en tout art est blessant,
Mais la Cinémathèque honora leur mémoire.
Mémoire sélective © Mapomme
D'après une affiche des Vampires qui a donné naissance à la Vamp
Avec Musidora dans le rôle d'Irma Vep, anagramme de vampire.

Sonnets sertis. Le veau providentiel

Même s’il n’est fait d’or, idolâtrer un veau
Est un aveuglement fréquent en temps de crises.

Face aux nouveaux périls venant nous menacer,
On recherche un sauveur, sans voir ses dents pointues ;
À mère-grand songez, puisque par le passé,
Il l’a croquée d’un coup de sa gueule dentue.

N’adorez nul sauveur, même s’il vient tracer
Des horizons radieux, et que, l’âme abattue,
Vous croyez que, lui seul, peut nous débarrasser
Des terribles tourments d’une crise impromptue.

Qui est-il ? Que veut-il ? Par vos propres efforts,
Ne pouvez-vous agir, montrant la résilience
D’une nation œuvrant pour sauver son essor ?

Ne concluez jamais de périlleuse alliance,
Menant à des excès, dont un peuple ne sort
Qu’en payant de son sang la funeste expérience.

Évitons de plonger dans l’erreur à nouveau,
Pour n’avoir pas, demain, la pire des surprises.
Le veau providentiel 
© Mapomme
D'après Francis Picabia

samedi 21 octobre 2023

Sonnets sertis. La peur des lendemains

Les ténèbres versées sur notre quotidien
Nous font voir autrefois tel un havre paisible.

On pleure et on s’angoisse, au moindre acte violent,
Après deux ou trois ans, sans un meurtre barbare ;
Le calme est l’exception, car le crime indolent
Sommeille dans son coin, mais jamais ne se barre.

Un jour, il reparaît ; l’opinion, s’affolant,
Parle de régression, d’une période noire
Où, « répandant le sang, l’assassin insolent
N’aurait plus peur de rien ! » ; s’égare la mémoire.

Jamais, au grand jamais, l’opinion ne conçoit
Que dans les temps anciens, de la région voisine
On ignorait le crime, aussi sanglant qu’il soit.

On sortait fatigué du boulot à l’usine ;
Pas le temps de zapper, quand on rentrait chez soi,
Pour voir cinquante experts en faire des tartines.

Le sang coulait à flot, sous tous les méridiens :
À cela, à présent, nous sommes plus sensibles.

La peur des lendemains © Mapomme
D'après Giorgio de Chirico

vendredi 20 octobre 2023

Sonnets sertis. Roi, poète ou guerrier

De retour d’Indochine, un soldat au ciné,
Désabusé, lâcha, une étrange réplique :

« J’aurais pu être roi, poète, aventurier… » ;
La couronne écrasait, de tout son poids, ma tête
Et, aux ordres rétif, je n’étais pas guerrier ;
Une plume traînant, j’optais donc pour poète.

Mes parents me voyaient, le front ceint de lauriers,
Hélas pas dans un art, mais un emploi honnête ;
Patiemment, je voulais de mes mots colorier
Une vie qui, sinon, serait fort tristounette.

J’ai été employé dans un fichu bureau,
À saisir des chiffres, sans que ça me passionne,
Oracle produisant des profits auguraux :

En un bureau reclus, se peut-il qu’on rayonne ?
Par la fenêtre, on voit des décors pastoraux
Et, pris de rêveries, notre esprit papillonne.

Comment la vue pourrait ne pas nous fasciner,
Arrachant des soupirs aux cœurs mélancoliques ?

Roi, poète ou guerrier... © Mapomme
D'après Edward Poynter et John Waterhouse

La réplique à propos de "Roi, poète ou aventurier" vient du film de Pierre Schoendoerffer "Objectif 500 millions". Le personnage principal écarte d'emblée l'option du poète...

jeudi 19 octobre 2023

Sonnets sertis. Calmes dans la tempête

Quand souffle la tempête et que le bateau gîte,
Attendant l’accalmie, il faut garder le cap.

Des vagues de haine, telle une intempérie,
Bringuebalent nos vies, sapant nos convictions ;
Ne perdons pas la foi, si, dans cette hystérie,
Nos espoirs se trouvaient plongés dans l’affliction.

L’humanité s’émeut face à la barbarie
Qui fait naître, en tous lieux, les pires exactions ;
La parfaite harmonie s’est-elle donc tarie,
Pour voir livré le monde aux sanglantes factions ?

Des raisons et des torts, au fond, peu nous importe,
Si la vengeance est reine et, ivre de fureur,
Le débat soit, dès lors, tenu pour lettre morte !

Dans l’ombre nous allons, quand frappe la terreur ;
Répandant le chaos, des féroces cohortes
Ont cru pouvoir régner : ils vivaient dans l’erreur.

Restons toujours sereins quand un tyran s’agite,
Car toujours on pourra vaincre ce handicap.

Calmes dans la tempête © Mapomme

mercredi 18 octobre 2023

Sonnets sertis. Pensée pour un absent

Elle avait cuisiné, pour son cher disparu,
Le plat qu’il préférait, assez commun en somme.

Comme lui, bien des gens semblent s’être envolés,
Vers d’autres horizons, ou se trouvent sous terre ;
Ailleurs, désiraient-ils aller batifoler
Ou leur envol est-il un inquiétant mystère ?

Le cœur passe des mois à battre, inconsolé,
Au rythme des questions d’une vie solitaire ;
D’incessantes heures, on a extrapolé,
Baigné d’ombre et reclus dans la maison austère.

Alors, on prend des œufs, des pommes et du lait,
Et on pâtisse un peu, pour que plane l’odeur
Du gâteau qu'autrefois l’introuvable adulait.

A-t-il été victime, en la nuit, d’un rôdeur
Ou un profond ennui, qu’il nous dissimulait,
Fit-il surgir en lui l’âme d’un baroudeur ?

Elle a fait le gâteau dont il était féru,
Puis, à l’heure du thé, l'entame et le consomme.
Pensée pour un absent © Mapomme
D'après Gabriel Metsu et Giuseppe Maria Crespi

Sonnets sertis. Le paria de la ville

Il faut avoir vécu des mois, tel un paria,
Honni dans la cité, allant ainsi qu’une ombre.

Ces mois-là, on apprend qui sont les vrais amis,
Les faux-culs tout ravis de cette déchéance,
Hier buvant un coup et jouant au rami,
Et soudain vous traitant sans nulle bienséance.

On médit, concevant mille crimes commis,
Puisque vos anciens biens sont vus avec méfiance ;
Sur l’heure, on vous conçoit aux tribunaux promis,
Bientôt emprisonné, avant même l’audience.

Vos tout premiers amis, restent à vos côtés,
Quand serpents et cafards, au grand jour se révèlent ;
De la tourmente en cours, c’est l’utile beauté.

Du fond de votre cœur et de votre cervelle,
Ils savent, sans serment, que vous n’avez fauté,
Car d’anciennes vertus enfantent les nouvelles.

Puis, n’étant pas traîné jusqu’au commissariat,
Vers l'égout, peu à peu, les cafards fuient en nombre.

Le paria © D'après Sandro Botticelli

mardi 17 octobre 2023

Sonnets sertis. De nos maux faire un chant

Amis d’infortune, nous voici réunis,
Victimes, en ces jours, de la onzième plaie.

Hors d’Égypte, elle frappe et il nous faut surseoir
À notre ancienne vie, à présent sous séquestre ;
Sans foi profonde, on doit jouer de l’encensoir,
Et composer un chœur, à défaut d’un orchestre.

Profanes sont les chants, entonnés jusqu’au soir,
Pour repousser les peurs et les passions terrestres ;
On ne peut transformer, ce lieu en trémoussoir,
Le couvent accueillant des retraites sylvestres.

C’est une épidémie qui vient d’Extrême-Orient,
Les voiliers transportant du thé noir, des épices
Et l’exotique bois des pays luxuriants.

Tous ces biens sont acquis sous les meilleurs auspices,
Et vendus à prix d’or, mais un mal contrariant
Bien des contemporains, nous mène au précipice.

Amis, chantons en chœur, car nous voici punis,
Puisqu'un mal apparu, au hasard, nous balaie.

De nos maux faire un chant © D'après John Waterhouse

Sonnets sertis. Penser sans nulle entrave

Nous sommes prisonniers de la pensée commune,
Dont notre volonté pourra nous affranchir.

Dois-je suivre un tribun, à la parole ardente,
Ou le modéré calme, au discours rassurant ?
Par moi seul, je formule une idée discordante,
S’opposant, sans violence, aux bla-bla récurrent.

Je peux avoir raison d’idées non-évidentes,
Ou bien me fourvoyer, d’utopies me leurrant ;
Certains croiront exacte une idée dissidente,
Illusion infondée, le tangible affleurant.

Rebelle à ces flambées, ces fièvres exogènes,
Important d'un pays les travers abhorrés,
Je semble un vieux tromblon, de tout progrès la gêne.

Que de slogans d’un mois sont vite élaborés,
Et bientôt oubliés, lorsque sur l’avant-scène,
Un mot d’ordre importé lui sera préféré !

Me laisser envoûter, sans sursaut, m’importune,
Devant un Rubicon, préférant réfléchir.

Penser sans nulle entrave © Mapomme
D'après Joseph Severn

lundi 16 octobre 2023

Sonnets sertis. Un fruit au goût aigret

Si l’inconstant destin était pris d’un caprice,
Permettant d’assouvir une ancienne passion,

Donnerait-on alors libre cours à l’ivresse,
Effaçant un échec, au prix d’autres regrets ?
L’âme jadis blessée, en quête de tendresse
Cueillerait-elle un fruit peut-être au goût aigret ?

La joie de retrouver les bras d’une maîtresse,
Le gouffre d’un regard et d’aimables secrets
Feraient-ils oublier combien semble traîtresse
La mémoire évinçant les douleurs par décret ?

C’est très souvent l’erreur de l’impossible rêve
Qui croit tout répéter, avec une autre fin :
Sur l’épine des jours, l’utopique espoir crève.

En dépit de l’arôme dans le brûle-parfum,
La passion de jadis, dès que le feu s’achève,
Exhalera l’odeur de nos élans défunts.

On ne peut triompher d’un ancien maléfice,
Contre lequel n’existe aucune adjuration.

Un fruit au goût aigret © François Truffaut

Sonnets sertis. Au royaume des fous

Dans un pays de fous, à quoi bon un roi sage,
Dont les décrets sensés s’appliquent sans raison ?

Mieux vaudrait un roi fou aux ministres sagaces,
Dans un monde éclairé et des peuples posés ;
Or, son pays barjot, pour des raisons fugaces,
Pour tout et son contraire, est prêt à imploser.

En tous pays on voit des despotes loquaces,
Réécrivant l’histoire et prêts à tout oser,
Tordant le cou aux faits, de façon très cocasse,
Bien moins, s’ils menacent de tout faire exploser.

La folie nous guidant, on ne fait rien d’utile,
Car d’avides marchands n’ont que leurs vains profits
À l’esprit, investis en des projets futiles. 

Plus fou, le peuple admire un friqué tout confit
De son omnipotence et de ce qui rutile,
Du futur persistant à faire toujours fi.

L’irraison n’étant pas qu’un épineux passage,
Il semble qu’en tous lieux elle ait fait floraison.

Au royaume des fous © Mapomme
D'après Mary Browning et Charles A. Buchel

dimanche 15 octobre 2023

Sonnets sertis. S’évanouir de joie

Quand on a réussi, tout gagné, tout franchi,
On se sent envahi d’une lointaine peine.

Un sentiment d’échec au comble du bonheur,
Qui gâte le plaisir, des joies, des embrassades,
Des coupes de champagne, des bravos, des honneurs ;
On sent, une fois seul, absorbé et maussade,

Loin des plaisants discours des amis raisonneurs,
L’ancien regret couvrir une joie de façade ;
Dans notre coupe il verse, affreux empoisonneur,
Du fatal arsenic, une ultime rasade.

Sans un complet bonheur comment s’épanouir ?
Tout vin laisse un faux goût, que jamais rien n’efface,
Et une aube, en nul lieu, ne peut nous éblouir,

Car la mélancolie, sur nous, reste vivace.
Jadis, on aurait pu de joie s’évanouir,
Si tout avait marché ; mais, on part tête basse.

Un contraire destin ne peut être infléchi
Si, pour un autre, l'autre a les yeux de Chimène.

S'évanouir de joie © Mapomme
D'après John Waterhouse et Franck B. Dicksee

Sonnets sertis. L’espoir est une bulle

La bulle de l’espoir s’envole vers le ciel :
Ô bulle de savon qu’enfantin l’esprit souffle !

Tôt ou tard, on le sait, elle va éclater,
Mais cet espoir se doit de grimper vers les nues ;
Lequel d’entre nous tous n’a jamais convoité
La joie de découvrir des hauteurs inconnues ?

Parfois, dans l’azur pur, un rêve a miroité,
Nous laissant retrouver notre enfance ingénue,
D’un seul coup libérée des désirs frelatés,
Et voici la candeur, en l’âme revenue.

Nous sommes un enfant qui, depuis le balcon,
Rêve à des avenirs volant à tire-d’aile,
À l’âge où son esprit en songe est si fécond.

Que de mondes, alors, sa chimère modèle
Où se dresse un grand temple orné d’écrits abscons !
L’espoir s’élève ainsi du vol d’une hirondelle.

Bulle, qu’éclaire un feu, hélas artificiel,
Depuis son balcon rêve un vieillard en pantoufles !

L'espoir est une bulle © Francesco Hayez

vendredi 13 octobre 2023

Sonnets sertis. Le mal qui nous dévore

Pourrons-nous terrasser le mal qui nous dévore,
Tourmentant le sommeil et les jours harassants ?

Nous allons accablés du fardeau de nos chaînes,
Simples fétus charriés dans l’onde d’un torrent,
Car chaque aube est pareille : aube ancienne ou prochaine ;
Nous affrontons les jours, esclaves implorants.

Tous les chevaliers morts, une entité malsaine
Règne sur les pensées, de néant colorant
Jours et nuits, car le mal ne quitte pas la scène ;
Jusque dans le sommeil, il agit, dévorant.

Fort du Graal de l’espoir, revenant de sa quête,
Est-il un chevalier, pouvant nous délivrer
De l’éternel tourment qui, sans cesse, nous guette ?

Qu’il nous livre le rêve apte à nous enivrer,
À grandes eaux lavant, et le cœur, et la tête,
Pour qu’au jour nous allions enfin désenfiévrés.

Qu’il donne une potion née de la mandragore,
Pour conjurer l'Ennui qui nous ronge les sangs.

Le mal qui nous dévore © Edward Burne-Jones

jeudi 12 octobre 2023

Sonnets sertis. Tout l’or des champs de blé

Tout l’or des champs de blé s’est enfui de Florence,
Et le plaisir des yeux est parti avec lui.

Le cœur éteint du peintre a perdu sa lumière,
Car il battait plus fort lorsqu’elle paraissait ;
Comme après la douzième, a sonné la première :
Heure, ton morne glas, tout espoir effaçait.

Rosace, tu semblais une rose trémière
Que tenait son soleil, la San Par qui passait,
Florentine Aphrodite à la blonde crinière ;
Ce chef-d’œuvre vivant jamais ne le lassait.

Depuis quand avait-on, le droit de disparaître,
À peine à vingt-trois ans, pour l’éternel sommeil,
Quand le Printemps venait sur son tableau de naître ?

Depuis quand tenait-on sous terre le Soleil
L’empêchant d’éclairer d’éclats d’or les fenêtres ?
Aube, ton jour frémit, aujourd’hui sans pareil.

Comment voler sans elle et nourrir l’espérance,
Puisque ses cheveux d'or seront baignés de nuit ?

Tout l'or des champs de blé © Mapomme
D'après Sandro Botticelli

Sonnets sertis. Prise entre sage et fou

Prise entre sage et fou, l’humanité se tient :
L’un est sourd à ses maux, l'autre tord son visage.

Qu’importe les récifs vers lesquels nous fondons,
Car, loin vers l’horizon, le réfléchi regarde,
Quand le bouffon plaisante et, dondaine, dondon,
Depuis la poupe au ciel, son attention s’attarde !

Trop de circonspection menant à l’abandon,
De toute utile action est science vétillarde ;
Or l’inconscience est reine et joue un rigodon :
Voyant un ciel obscur, d’espoir elle le farde !

La sagesse est folie, si rien de judicieux
N’inspire, en temps voulu, une action qui soit prompte ;
Pour tous, ce temps perdu aurait été précieux.

L’insouciance est folie, pensée que nul ne dompte,
Car n’en sort qu’un discours inutile et spécieux ;
Le fou peut s’amuser, mais seule l’action compte.

L’humanité n’obtient nul propice soutien,
Quand la menace point, ni du fou, ni du sage.

Prise entre sage et fou © D'après Jacob Jordaens

mercredi 11 octobre 2023

Sonnets sertis. La marche du destin

Nos plans sont chamboulés par la passion soudaine,
Dont on croyait, en fait, le danger aboli.

Or, c’est une tempête, un océan en rage
Qui secoue le navire alors que souffle un vent,
Dans les voiles claquant, car s’approche un orage,
Et tangue le voilier, le cœur nous soulevant.

Quel sort est-ce donc là : un rêve ou un mirage ?
L’océan écumant est un désert mouvant
Qui nous mène tout droit vers le fatal naufrage,
Et le roulis s’accroît, toujours nous éprouvant.

C’est un transport ardent, issu d’un sortilège,
Qui fait battre ce coeur, depuis longtemps éteint ;
Vivre sans la passion s’avère un privilège

Car les fièvres du cœur font de nous des crétins
Et l’âme, de ce mal, nullement ne s’allège ;
Aucun havre ne s'offre, à l'ancrage certain.

Beaucoup ont confondu amour avec fredaine,
Quand l’amour vrai nous laisse à jamais affolis.

La marche du destin © D'après Herbert Draper

Sonnets sertis. Dormaient les sentinelles

Aux portes des cités, dormaient les sentinelles,
Et les démons pouvaient porter la destruction.

Si dure trop la paix, faiblit la vigilance
Et les fauves, dès lors, vont tout anéantir ;
La horde avançait mue par la malévolence,
Du sang versé n’ayant pas un seul repentir.

Leur féroce appétit, sous couvert de vengeance,
À nul scrupule humain ne voulait consentir ;
Déchiqueter les chairs, tuer avec violence
S’affirmaient grandissants, sans jamais ralentir.

Les guetteurs des cités, trompés par l’accalmie,
À l’ombre roupillaient, ignorant le danger
De la meute avançant vers la ville endormie.

Silencieux, le péril demeurait inchangé,
Mais la haine croissait, remâchée, affermie,
Rendant l’homme inhumain, à son cœur étranger.

Toujours nous découvrons la violence éternelle
Qui nous laisse, à nouveau, dans la stupéfaction.

Dormaient les sentinelles © D'après Carel Fabritius

mardi 10 octobre 2023

Sonnets sertis. Sentir libre son corps

Le buste demi-nu, elle se sentait bien,
Sans l’oppressant corset marquant sa servitude.

Ah ! si telle une gueuse, allant sans rien dessous
La robe bon marché, elle cheminait libre,
Sentant l’air caresser ses jambes tout son saoul,
Comme un Romain nageant dans l’eau pure du Tibre !

Le corps est en accord, de tout péché absout,
Comme un ancien violon sous un noble archet vibre ;
Sans nul cérémonial, dans la robe à deux sous,
L’esprit se trouve alors en parfait équilibre.

Si quelqu’un, à l’instant, entrait sans prévenir,
Sans doute, on la prendrait pour une débauchée,
Ne sachant même plus ses pulsions contenir.

On oublierait qu’ainsi contrainte et harnachée,
De haineuses pensées l’induiraient à honnir
Ceux l’imaginant nue, et cependant cachée.

Reclus en un corset, ceci au quotidien,
L'homme garderait-il toutes ses certitudes ?

Sentir libre son corps © D'après Berthe Morisot

Sonnets sertis. Un mot confidentiel

La servante apporta un mot confidentiel,
N’augurant rien de bon pour l'épouse soucieuse.

La messagère avait un sourire entendu,
Sachant bien qu'un secret tourmentait sa maîtresse ;
Était-ce l'enfant né d’un amour défendu,
Ou un maître-chanteur, accroissant sa détresse ?

Risquait-on de le voir au grand jour répandu ?
Le silence a un prix, très pesant en l’espèce,
L’honneur de madame se trouvant suspendu
À celle lui sachant une ancienne faiblesse.

Un faux pas de jeunesse est porté tel un bât,
Lourde croix l’écrasant durant des décennies,
Et qu’elle doit subir, sans possible combat.

La servante savait et se trouvait unie
À sa maîtresse ayant son honneur mis à bas ;
Tout au long de sa vie, elle en serait punie.

Ne viendra-il aucun secours providentiel,
Pouvant la délivrer d'une aide fallacieuse ?

Un mot confidentiel © Mapomme
D'après Johannes Vermeer

dimanche 8 octobre 2023

Sonnets sertis. Le sobre et le noceur

J’avais nombre d’amis, en des temps fort lointains :
Les uns plutôt sobres et noceurs pour les autres.

Or l’insobriété faisant les bons vivants,
Je ne crachais jamais sur un ultime verre,
Qui, fort étrangement, précédait le suivant,
Et menait, sans faillir, aux bitures sévères.

Les bons vivants, dit-on, de rien ne se privant,
Font les meilleurs défunts, allant vite sous terre ;
Mais que de sobres sont, tout plaisir esquivant,
Eux aussi décédés : quel étrange mystère !

Au milieu de ma vie, sur un obscur chemin,
J’ai vu la Mort venir, puis repartir bredouille :
Un défunt m’a filé un sacré coup de main.

Depuis cet incident, n’étant pas une andouille,
J’ai fait de mon passé le profond examen,
Peu empressé d’offrir aux Parques ma dépouille.

L’apéro se fait rare ainsi que les festins,
Sans suivre au quotidien la diète d'un apôtre.

Le sobre et le noceur © Mapomme
D'après Gerrit von Honthorst

Sonnets sertis. L'été n'a plus de fin

Nous voici en octobre, en tenue estivale,
Mangeant sur la terrasse, avec le store ouvert.

Il claque au vent léger : qui a mis la rallonge
À l’été persistant ? Les enfants sont contents,
Bien qu’en bas, sur la plage, on ne voit nul qui plonge,
Car l’eau seule a fraîchi : le sot claque des dents.

J’y vois un cauchemar et d’autres un doux songe,
Quand il faut des saisons, du beau et mauvais temps,
Que les enfants s’ébrouent, que le doute me ronge,
À force d’entrevoir un futur obsédant.

Pourquoi gâter leur joie, quand les craintes sont vaines ?
Que les tyrans guerroient, qu’on ergote à tout crin,
Servira aussi peu que de s’ouvrir les veines.

On en prend pour un bail : je le crois, je le crains,
Et j’envie les enfants, aux joies simples et saines :
L’Espoir guérira-t-il tous nos futurs chagrins

Car, la Boîte ouverte, tous les maux en cavale
Iront disséminer divers effrois d’hiver ?

L'été n'a plus de fin © D'après Henri Lebasque

Sonnets sertis. Sans plume et sans papier

Sans plume et sans papier, une idée m’est venue :
Comment faisaient Homère et l’illustre Sappho ?

J’ai un crâne de piaf et j’oublierais mes rimes
Si je les recueillais dans mon frêle cerveau ;
À composer mes vers, croyez-m’en, je m’escrime,
Mais les perds aussitôt, si j’en fais de nouveaux.

À le muscler un peu, en vain, en vain je trime,
Et je note, à l’instant, le fruit de mes travaux ;
Ce fruit mémorisé sans délai se périme
Et un demi-quatrain part dans le caniveau.

Cette nuit, j’ai rêvé, que, moqueuse, ma Muse,
M’avait mis au défi de produire un sonnet
Sans l’ordi dont, dit-elle, à cette fin j’abuse.

Mutine est ma Muse, qui fort bien me connaît,
Et aussitôt j’accepte, en sachant bien ses ruses.
« Hors du lit ! », dit-elle, car le réveil sonnait.

« Tu as fait tes rimes : les as-tu retenues ? »
J'ai produit dix-huit vers, la prenant à défaut.

Sans plume et sans papier © Mapomme
D'après Lawrence Alma-Tadema

samedi 7 octobre 2023

Sonnets sertis. Myrtó sur le rivage

Elle s’en est allée sans qu’on l’ait entendue,
Dans la nuit, quand la lune éclairait les flots noirs.

Mais qui, dans un regard, percevra la détresse
Des futurs naufragés suppliant de rester ?
Ces grands yeux implorants, muettement nous pressent
De leur porter secours, sans nous en délester.

La retenue, parfois, fait qu’ainsi on les blesse,
Pour n’avoir d’attention semblé manifester ;
Trop hésitant, on part, hanté par la tristesse
Et ce regard, toujours, va nous tarabuster.

Demain, dès l’aube née, qui rosira la grève,
La marée sur le sable aura laissé un corps,
Et ce regard troublant viendra hanter nos rêves.

L'obscur dessein s'achève en un radieux décor ;
L’insomnie rongera toutes nos nuits, sans trêve,
Car, malgré nos raisons, nous avions alors tort.

Quel tribunal divin voudrait voir défendue
L’hésitation qui fait manquer à son devoir ?

Myrto sur le rivage © d'après Jakub Schikaneder